VI
Saint-Quentin.
Comme l’avait dit Yvonnet à M. le connétable, il y a six lieues de La Fère à Saint-Quentin.
Les chevaux avaient déjà fait une bonne course depuis la veille au soir et cela, sans autre halte qu’une heure passée à Noyon. Ils venaient de se reposer deux heures, il est vrai ; néanmoins, comme rien ne pressait autrement les cavaliers, si ce n’est le désir d’Yvonnet de revoir Gudule, ils employèrent près de trois heures à faire les six lieues qui les séparaient du terme de leur voyage.
Enfin, après avoir franchi le boulevard extérieur, après avoir laissé à droite le chemin de Guise, qui se bifurque à cent pas de la vieille muraille, après s’être fait reconnaître à la porte, après avoir traversé la voûte qui s’enfonce sous le rempart, les deux cavaliers se trouvèrent dans le faubourg d’Isle.
– Mon lieutenant veut-il me donner congé pour dix minutes ? demanda Yvonnet, ou veut-il en se détournant de quelques pas, avoir des nouvelles de ce qui se passe dans la ville ?
– Ah ! ah ! fit Théligny en riant, il paraît que nous sommes dans le voisinage du logis de mademoiselle Gudule ?
– Justement, mon lieutenant, dit Yvonnet.
– Y a-t-il indiscrétion ? demanda Théligny.
– Pas le moins du monde ! Le jour, je suis, à l’endroit de mademoiselle Gudule, une simple connaissance qui échange avec elle un mot et un salut. J’ai toujours eu pour principe de ne pas nuire à l’établissement des belles filles.
Et, se détournant à droite, il s’avança dans une petite ruelle fermée, d’un côté par un long mur de jardin, et, de l’autre, par plusieurs maisons dont une seule était percée d’une fenêtre toute garnie de capucines et de volubilis.
En se dressant sur ses étriers, Yvonnet atteignait juste à la fenêtre, au-dessous de laquelle était plantée une borne pouvant donner aux piétons, pour causer d’amour ou d’affaires, la même facilité que trouvait Yvonnet étant à cheval.
Au moment où il arriva, le fenêtre s’ouvrit comme par magie et une charmante tête toute rose de joie apparut au milieu des fleurs.
– Ah ! c’est vous, Gudule, dit Yvonnet. Comment avez-vous deviné mon arrivée ?
– Je ne l’ai pas devinée : j’étais à mon autre fenêtre qui, par-dessus la muraille, plonge sur la route de La Fère. J’ai vu venir de loin deux cavaliers et, quoiqu’il fût peu probable que vous fussiez l’un ou l’autre, je n’ai pas pu détourner mes regards de ces deux voyageurs. Au fur et à mesure que vous vous êtes rapprochés, je vous ai reconnu. Alors je suis accourue ici toute tremblante de peur car je craignais de vous voir passer sans vous arrêter, d’abord parce que vous n’êtes pas seul, et ensuite parce que vous êtes si brave et si beau, que j’ai craint que vous n’eussiez fait fortune.
– La personne que j’ai l’honneur d’accompagner, ma chère Gudule, et qui a permis que je vous entretinsse un instant, est M. de Théligny, mon lieutenant, qui tout à l’heure va avoir, ainsi que moi, quelques questions à vous faire sur l’état de la ville.
Gudule jeta timidement un regard sur le lieutenant qui lui fit un gentil salut auquel la jeune fille répondit par un « Dieu vous garde, monseigneur ! » prononcé d’une voix émue.
Quant au costume sous lequel vous me revoyez, Gudule, continua Yvonnet, c’est l’effet de la libéralité du roi qui, même sachant que j’avais le bonheur de vous connaître, a bien voulu me charger de vous remettre de sa part cette belle croix d’or.
Et, en même temps, il tira la croix de sa poche et l’offrit à Gudule qui, hésitant à la prendre, s’écria :
– Que dites-vous là, Yvonnet ? et pourquoi vous moquer d’une pauvre fille ? ajouta-t-elle.
– Je ne me moque aucunement de vous, Gudule, reprit Yvonnet, et voici mon lieutenant qui vous affirmera que je dis la vérité.
– En effet, ma belle enfant, dit Théligny, j’étais là quand le roi a chargé Yvonnet de vous faire ce cadeau.
– Vous connaissez donc le roi ? demanda Gudule toute ébahie.
– Depuis hier, Gudule, et depuis hier le roi vous connaît, ainsi que votre brave homme d’oncle, Jean Pauquet, auquel mon lieutenant apporte une lettre de M. l’amiral.
Le lieutenant fit un nouveau signe d’affirmation et Gudule, qui avait hésité d’abord, comme nous avons dit, passa à travers les fleurs sa main tremblante qu’Yvonnet prit et baisa en lui remettant la croix.
Alors, Théligny, s’approchant :
– Et maintenant, mon cher monsieur Yvonnet, dit-il, voulez-vous demander à la belle Gudule où est son oncle et dans quelles dispositions nous le trouverons ?
– Mon oncle est à l’hôtel de ville, monsieur, dit la jeune fille ne pouvant se décider à détacher ses yeux de la croix, et, je pense, en disposition de bien défendre la ville.
– Merci, ma belle enfant. Allons, Yvonnet...
Gudule fit un petit signe de prière et, rougissant jusqu’au blanc des yeux :
– Ainsi donc, monsieur, dit-elle, s’adressant à Théligny, si mon père me demande d’où me vient cette croix...
– Vous pourrez lui dire qu’elle vous vient de Sa Majesté, reprit en riant le jeune officier qui comprit la crainte de Gudule ; qu’elle vous a été donnée par le roi en reconnaissance des bons services que lui ont déjà rendus et que vont sans doute encore lui rendre votre oncle Jean et votre père Guillaume. Enfin, si vous ne voulez pas – ce qui est possible – nommer M. Yvonnet, vous ajouterez que c’est moi, Théligny, lieutenant de la compagnie du Dauphin, qui vous ai remis cette croix.
– Oh ! merci ! merci ! s’écria Gudule toute joyeuse, et frappant ses deux mains l’une contre l’autre ; sans cela, je n’eusse jamais osé la porter !
Puis, tout bas et vivement à Yvonnet :
– Quand vous reverrai-je ? demanda-t-elle.
– Lorsque j’étais à trois ou quatre lieues de vous, Gudule, vous me voyiez toutes les nuits, répondit Yvonnet ; ainsi jugez, maintenant que j’habite la même ville...
– Chut ! fit Gudule.
Puis, plus bas encore :
– Venez de bonne heure, dit-elle ; je crois que mon père passera toute la nuit à l’hôtel de ville.
Et elle rentra sa tête, qui disparut derrière le rideau de verdure et de fleurs.
Les jeunes gens suivirent la chaussée qui passait entre la Somme et la fontaine Ferrée. À moitié route de cette chaussée, ils laissèrent à leur gauche l’abbaye et l’église de Saint-Quentin-en-Isle et traversèrent un premier pont qui les conduisit à la chapelle où devaient être retrouvées les reliques du saint martyr, un second pont qui les mena au détroit Saint-Pierre, enfin un troisième qui les mit, lui franchi, en face des deux tours dont était flanquée la porte d’Isle.
La porte était gardée par un soldat du régiment de Théligny et par un bourgeois de la ville.
Cette fois, Théligny n’eut pas besoin de se faire reconnaître ; ce fut le soldat qui vint à lui pour lui demander des nouvelles. On disait l’ennemi fort proche et cette petite compagnie de cent cinquante hommes, sous les ordres d’un lieutenant en second, se trouvait un peu isolée au milieu de tous ces bourgeois qui couraient effarés à droite et à gauche ou qui perdaient leur temps en réunions à l’hôtel de ville, réunions où l’on discutait beaucoup mais où l’on agissait très peu.
Au reste, Saint-Quentin paraissait en proie à un effroyable tumulte. L’artère principale – qui coupe la ville dans les deux tiers de sa longueur et où, comme des ruisseaux affluant à un fleuve, se jetaient, à droite, la rue Wager, la rue des Cordeliers, la rue d’Issenghien, la rue des Ligniers, et, à gauche, la rue des Corbeaux, la rue de la Truie-qui-file et la rue des Brebis, – était encombrée de monde, et cette multitude, devenue plus épaisse encore dans la rue de la Sellerie, se présentait, sur la grande place, tellement opaque, qu’elle devenait, même pour les cavaliers, une muraille presque impossible à percer.
Il est vrai que, lorsqu’Yvonnet eut mis sa toque au bout de son épée et que, se dressant sur ses étriers, il eut crié : « Place ! place aux gens de M. l’amiral ! » la foule, espérant que c’était un renfort qui allait lui être annoncé, réagit tellement sur elle-même, qu’elle finit par ouvrir aux deux cavaliers un chemin qui, à partir de l’église Saint-Jacques, les conduisit au perron de l’hôtel de ville, au haut duquel les attendait le maïeur, messire Varlet de Gibercourt.
Les deux cavaliers arrivaient au bon moment : il venait d’y avoir assemblée et, grâce au patriotisme des habitants, surexcité par l’éloquence de maître Jean Pauquet et de son frère Guillaume, il avait été décidé que la ville de Saint-Quentin, fidèle à son roi et confiante dans son saint patron, se défendrait jusqu’à la dernière extrémité.
La nouvelle qu’apportait Théligny de la prochaine arrivée de l’amiral avec un renfort porta donc l’enthousiasme à son comble.
À l’instant même, et séance tenante, les bourgeois s’organisèrent en compagnies qui nommèrent leurs chefs. Chaque compagnie était de cinquante hommes.
Le maïeur ouvrit l’arsenal de l’hôtel de ville ; par malheur, il était pauvrement garni : on y trouva quinze pièces de canon, tant bâtardes que couleuvrines, dont quelques-unes en assez mauvais état, et seulement quinze arquebuses ordinaires et vingt-et-une à crocs ; mais des hallebardes et des piques à foison !
Jean Pauquet fut nommé capitaine de l’une de ces compagnies et Guillaume Pauquet, son frère, lieutenant d’une autre. On le voit, les honneurs pleuvaient sur la famille ; mais ces honneurs étaient dangereux.
Le total des troupes se composait donc pour le moment, de cent vingt ou cent trente hommes de la compagnie du Dauphin, commandée par Théligny ; de cent hommes, à peu près, de la compagnie de M. de Breuil, gouverneur de Saint-Quentin, lequel était arrivé depuis huit jours d’Abbeville ; enfin, de deux cents bourgeois organisés en quatre compagnies de cinquante hommes chacune. Trois de ces compagnies se composaient d’arbalétriers, de piquiers et de hallebardiers ; la quatrième était armée d’arquebuses.
Tout à coup, on en vit apparaître une cinquième que l’on n’attendait pas et qui, à cause de son apparition inattendue et des éléments dont elle était formée, provoqua des cris d’enthousiasme.
Elle arrivait par la rue Croix-Belle-Porte et était composée de cent moines jacobins portant tous des piques et des hallebardes.
Un homme couvert d’une robe sous laquelle on apercevait les mailles d’une cuirasse les conduisait, une épée nue à la main.
Aux cris que l’on poussait sur leur passage, Yvonnet se retourna et, regardant leur capitaine avec attention :
– Que le diable me brûle, s’écria-t-il, si ce n’est point Lactance !
C’était Lactance en effet. Soupçonnant que la campagne allait être rude, il s’était retiré chez les jacobins de la rue des Rosiers pour y faire ses pénitences et se mettre, autant que possible, en état de grâce. Les bons pères l’avaient reçu à bras ouverts et Lactance, tout en se confessant et tout en communiant, ayant remarqué le patriotisme qui les animait, avait jugé à propos de l’utiliser. En conséquence, il leur avait communiqué, comme une inspiration du ciel, cette idée qui lui était venue de les organiser en une compagnie militaire : ceux-ci avaient accepté. Lactance avait obtenu du prieur qu’on prît une heure sur les matines et une demi-heure sur les vêpres pour faire l’exercice et, au tout de trois jours, jugeant ses hommes suffisamment instruits dans la manœuvre militaire, il les avait tirés du couvent et, comme nous l’avons dit, les avait, aux grandes acclamations de la multitude, amenés sur la place de l’hôtel de ville.
Saint-Quentin pouvait donc compter, pour le moment, sur cent vingt hommes de la compagnie du Dauphin, sur cent hommes de la compagnie du gouverneur de la ville, sur deux cents bourgeois et sur cent moines jacobins. En tout, cinq cent vingt combattants.
À peine le maïeur, le gouverneur de la ville et les autres magistrats venaient-ils de faire le relevé de leurs forces, que de grands cris s’élevèrent des remparts et que l’on vit arriver, par la rue de l’Orfèvrerie et par la rue Saint-André, des gens qui levaient les bras au ciel d’une façon désespérée.
On s’enquit, on questionna, on s’informa. Ils avaient vu accourir dans la plaine qui s’étend de Homblières au Mesnil-Saint-Laurent une grande quantité de paysans courant à travers les moissons et donnant, autant qu’on en pouvait juger à la distance où ils étaient encore de la ville, des signes non équivoques de terreur.
À l’instant même, on ordonna de fermer les portes et de garnir les remparts.
Lactance qui, au milieu des dangers, gardait le sang-froid d’un vrai chrétien, ordonna aussitôt à ses jacobins de s’atteler aux canons, d’en conduire huit sur la muraille qui s’étend de la porte de l’Isle jusqu’à la tour Dameuse, deux sur la muraille du Vieux-Marché, trois depuis la grosse tour jusqu’à la poterne du petit Pont, et deux sur la vieille muraille, au faubourg d’Isle.
Théligny et Yvonnet, qui étaient à cheval et qui sentaient que, malgré l’effroyable course qu’ils avaient fournie depuis la veille, leurs chevaux possédaient encore bonnes jambes et longue haleine, sortirent par la porte de Rémicourt, traversèrent la rivière à gué et s’élancèrent à travers la plaine pour savoir ce qui causait la fuite de toute cette population.
Le premier individu qu’ils rencontrèrent tenait son nez et une partie de sa joue dans sa main droite, à l’aide de laquelle il maintenait tant bien que mal ces deux objets précieux à la place qu’ils avaient occupée, et, de la gauche, faisait de grands signes à Yvonnet.
Yvonnet se dirigea vers lui et reconnut Malemort.
– Ah ! hurla celui-ci de toute la force de ses poumons, aux armes ! aux armes !
Yvonnet redoubla la rapidité de sa course et, voyant son associé tout ruisselant de sang, sauta à terre et s’informa de sa blessure.
Elle était terrible au point de vue du ravage qu’elle eût fait sur un visage vierge ; mais celui de Malemort était tellement couturé en tous sens, que c’était une couture de plus, et voilà tout.
Yvonnet plia son mouchoir en quatre, fit un trou au milieu pour donner passage au nez de Malemort, puis, ayant couché le blessé à terre et lui ayant renversé la tête sur son genou, il lui banda le visage aussi lestement et aussi adroitement qu’eût pu faire le plus habile chirurgien.
Pendant ce temps, Théligny recueillait les renseignements.
Voici ce qui était arrivé.
Le matin, l’ennemi avait paru en vue d’Origny-Sainte-Benoîte. Malemort, qui se trouvait là, ayant avec son instinct habituel flairé que c’était de ce côté que devaient venir les coups, Malemort avait excité les habitants à se défendre. En conséquence, ils s’étaient retirés dans le château avec tout ce qu’ils avaient pu réunir d’armes et de munitions. Là, ils avaient tenu près de quatre heures. Mais, attaqué par toute l’avant-garde espagnole, le château avait été emporté d’assaut. Malemort avait fait merveille ; cependant, il lui avait fallu se décider à la retraite. Pressé de trop près par trois ou quatre Espagnols, il s’était retourné, en avait tué un d’un coup de pointe, le second d’un coup d’estoc ; mais, pendant qu’il attaquait le troisième, le quatrième lui avait, d’un coup de revers, fendu le visage un peu au-dessus des yeux. Alors Malemort, comprenant l’impossibilité de se défendre avec une blessure qui l’aveuglait, avait jeté un grand cri et s’était laissé tomber à la renverse comme s’il eût été tué sur le coup. Les Espagnols l’avaient fouillé, lui avaient pris les trois ou quatre sous parisis qu’il possédait et avaient été rejoindre leurs compagnons occupés d’un pillage plus fructueux. Sur quoi Malemort s’était relevé, avait rapproché son nez et sa joue de leur place naturelle, les avait de son mieux maintenus avec sa main et avait pris sa course vers la ville afin de donner l’alarme. Voilà comment Malemort, qui était d’ordinaire le premier à l’attaque et le dernier à la retraite, se trouvait cette fois, contre toutes ses habitudes, en tête des fuyards.
Théligny et Yvonnet savaient ce qu’ils voulaient savoir. Yvonnet prit Malemort en croupe et tous trois rentrèrent dans la ville criant : « Aux armes ! »
La ville tout entière les attendait. En un instant, on sut que l’ennemi n’était plus qu’à quatre ou cinq lieues ; mais la résolution des habitants était telle, que cette nouvelle, au lieu d’abattre les courages, les exalta.
Par bonheur, au nombre des cent hommes qu’avait amenés avec lui M. de Breuil, se trouvaient quarante canonniers ; on les distribua aux quinze pièces que les pères jacobins venaient de traîner sur les remparts. Il manquait à peu près trois servants par pièce : les moines s’offrirent pour compléter les batteries et furent acceptés. Au bout d’une heure d’exercice, on eût dit qu’ils n’avaient fait autre chose de leur vie.
Il était temps car, au bout d’une heure, on commençait à apercevoir les premières colonnes espagnoles.
Le conseil de la ville résolut d’envoyer un courrier à l’amiral pour le prévenir de la situation ; mais c’était à qui ne voudrait pas quitter la ville au moment du danger.
Yvonnet offrit Malemort.
Malemort jeta les hauts cris : depuis qu’il était pansé, il se sentait, disait-il, bien plus gai qu’auparavant ; il y avait quinze mois qu’il ne s’était battu, le sang l’étouffait et le peu qu’il en avait perdu l’avait grandement soulagé.
Mais Yvonnet lui fit observer qu’on allait lui donner un cheval ; que ce cheval, il le garderait ; que, dans trois ou quatre jours, il rentrerait dans la ville à la suite de M. l’amiral et que, grâce à ce cheval, il pourrait, dans les sorties qu’il ferait, aller bien plus loin que les hommes à pied.
Cette dernière considération décida Malemort.
Ajoutons d’ailleurs qu’Yvonnet avait sur lui cette influence qu’ont toujours les natures faibles, nerveuses, sur les natures puissantes.
Malemort monta à cheval et partit au galop dans la direction de La Fère.
On pouvait être tranquille : au train dont l’aventurier menait son cheval, avant une heure et demie, M. l’amiral serait prévenu.
Cependant, on avait ouvert les portes pour recevoir les pauvres habitants d’Origny-Sainte-Benoîte et chacun dans la ville s’était empressé de leur offrir l’hospitalité. Puis on avait envoyé dans tous les villages environnants, à Harly, à Rémicourt, à la Chapelle, à Raucourt, à l’Abbiette, pour requérir toute la farine et tout le grain qu’on y pourrait trouver.
L’ennemi s’avançait sur une ligne immense et sur une profondeur qui faisait supposer qu’on allait avoir affaire à toute l’armée espagnole, allemande et wallonne, c’est-à-dire à cinquante ou soixante mille hommes.
De même que, quand la lave descend du cratère du Vésuve et de l’Etna, avant que le torrent de flamme les ait atteints, les maisons s’écroulent et les arbres s’enflamment, de même on voyait, en avant de toute cette ligne noire qui s’avançait, les maisons flamber et les villages prendre feu.
La ville tout entière regardait ce spectacle du haut des remparts de Rémicourt, des galeries de l’église collégiale qui domine la cité et du sommet de la tour Saint-Jean, de la tour Rouge et de la tour à l’Eau, et, à chaque incendie nouveau qui éclatait, un concert d’imprécations s’élevait et semblait, comme une nuée d’oiseaux de malheur, prendre son vol pour aller s’abattre sur l’ennemi.
Mais l’ennemi s’avançait toujours, chassant devant lui les populations comme le vent chassait la fumée des incendies. Pendant quelque temps, les portes de la ville continuèrent à recevoir les fuyards ; mais bientôt elles furent obligées de se fermer tant l’ennemi était proche. Et l’on vit alors les pauvres paysans des villages enflammés, forcés de tourner la ville, et d’aller chercher un refuge du côté de Vermand, de Pontru et de Caulaincourt.
Bientôt encore le tambour battit.
C’était le signal pour que tout ce qui n’était point combattant quittât le rempart et les tours.
Enfin, il ne resta plus sur toute la ligne que les combattants, silencieux, comme sont toujours les hommes réunis à l’approche d’un péril.
On commençait à distinguer parfaitement l’avant-garde.
Elle se composait de pistoliers qui, ayant traversé la Somme entre Rouvroy et Harly, se répandirent avec célérité sur toute la circonférence de la ville, occupant les abords des portes de Rémicourt, de Saint-Jean et de Ponthoille.
Derrière les pistoliers, trois ou quatre mille hommes que, à la régularité de leur marche, on pouvait reconnaître pour faire partie de ces vieilles bandes espagnoles qui avaient la réputation d’être les meilleures troupes du monde, passaient la Somme à leur tour et se dirigeaient du côté du faubourg d’Isle.
– Tout bien calculé, mon cher monsieur Yvonnet, dit Théligny, j’ai lieu de croire que c’est du côté de la maison de votre belle que la musique va commencer. Si vous voulez voir comment l’air s’en joue, venez avec moi.
– Bien volontiers, mon lieutenant, dit Yvonnet, sentant déjà passer par tout son corps les frissonnements nerveux qui, chez lui, signalaient les approches de toute bataille.
Et, les lèvres serrées, la joue légèrement blêmissante, il prit la direction de la porte d’Isle vers laquelle Théligny conduisait la moitié de ses hommes à peu près, laissant le reste pour soutenir les bourgeois et, au besoin, leur donner l’exemple.
Nous verrons plus tard que ce furent les bourgeois qui donnèrent l’exemple aux soldats, au lieu de le recevoir d’eux.
On arriva au faubourg d’Isle. Yvonnet devançait la troupe d’une centaine de pas, ce qui lui donna le temps de frapper à la fenêtre de Gudule, laquelle accourut toute tremblante, et de donner à la jeune fille le conseil de descendre dans les salles basses, attendu que, selon toute probabilité, les boulets n’allaient point tarder à jouer aux quilles avec les cheminées des maisons.
Il n’avait pas achevé que, comme pour appuyer ses paroles, un biscaïen passa en sifflant et renversa un pignon dont les éclats tombèrent comme une pluie d’aérolithes autour du jeune homme.
Yvonnet s’élança de la rue sur la borne, se cramponna des deux mains au rebord de la fenêtre, alla, de ses lèvres, chercher au milieu des fleurs les lèvres tremblantes de la jeune fille, y appuya un baiser bien tendre et, se laissant retomber dans la rue :
– S’il m’arrive malheur, Gudule, dit-il, ne m’oubliez pas trop vite et, si vous m’oubliez, que ce ne soit pas pour un Espagnol, pour un Allemand ou pour un Anglais !
Et, sans attendre la protestation qu’allait lui faire la jeune fille de l’aimer toujours, il prit sa course vers la vieille muraille et se trouva derrière le parapet, à quelques pas de l’endroit qu’il avait l’habitude d’escalader dans ses courses nocturnes.
Comme l’avait prévu Théligny qui, du reste, n’arrivait sur le théâtre du combat que derrière son écuyer, c’était là, en effet, que commençait la musique.
La musique était bruyante et fit plus d’une fois courber la tête à ceux qui l’écoutaient ; mais peu à peu les bourgeois, qui avaient commencé par prêter à rire aux soldats, s’y habituèrent et, une fois qu’ils y furent habitués, devinrent plus acharnés que les autres.
Cependant, les Espagnols se succédaient par rangs si nombreux que force fut aux soldats et aux bourgeois d’abandonner le boulevard extérieur qu’ils avaient d’abord tenté de défendre mais qui, sans parapet et dominé de tous côtés par les hauteurs environnantes, n’était pas tenable. Protégés par les deux pièces de canon et par les arquebusiers de la vieille muraille, ils opérèrent leur retraite en bon ordre, laissant trois hommes tués, mais rapportant leurs blessés.
Yvonnet traînait un Espagnol à qui il avait passé sa fine épée au travers du corps et dont il avait pris l’arquebuse ; mais, comme il n’avait pas eu le loisir de prendre en même temps les cartouches, pendues au baudrier du mort, il tirait le tout à lui, espérant bien d’ailleurs que sa peine ne serait pas perdue et que les poches seraient aussi bien garnies que le baudrier.
Cette confiance fut récompensée : outre leur solde de trois mois qu’on avait distribuée la veille aux Espagnols afin de leur donner bon courage, chacun d’eux avait quelque peu pillé, depuis cinq ou six jours que l’on tenait la campagne. Nous ne saurions dire si l’Espagnol d’Yvonnet avait plus ou moins pillé que les autres, mais visite faite de ses poches, Yvonnet parut fort satisfait de ce qu’il y avait trouvé.
Derrière les soldats de Théligny et les bourgeois de la ville, les deux chefs Espagnols, qui se nommaient Julien Romeron et Carondelet, prirent possession du boulevard extérieur et s’emparèrent de toutes les maisons qui bordaient la chaussée de Guise, ainsi que celle de La Fère, et qui formaient ce que l’on appelait le haut faubourg ; mais, lorsqu’ils voulurent franchir l’espace compris entre le boulevard extérieur et la vieille muraille, ils furent reçus par un feu si bien nourri, qu’ils durent regagner les maisons, des fenêtres desquelles ils continuèrent à tirer jusqu’à ce que l’obscurité croissante vint mettre fin au combat.
À cette heure seulement, Yvonnet crut qu’il lui était permis de retourner la tête. Alors, à dix pas derrière lui, dépassant à peine le talus du rempart, il vit la tête pâle d’une charmante jeune fille qui, sous le prétexte de s’assurer si son père était là, avait, malgré la défense faite, empiété sur le terrain des combattants.
Son œil se reporta de la jeune fille à son lieutenant.
– Mon cher monsieur Yvonnet, lui dit celui-ci, comme voilà tantôt deux jours et deux nuits que vous tenez la campagne, vous devez être fatigué ; laissez donc à d’autres le soin de veiller sur le rempart et tâchez de trouver, jusqu’à demain, un bon et agréable repos. Vous me retrouverez où sera le feu.
Yvonnet ne se le fit pas dire deux fois : il salua son lieutenant, jeta un regard de côté à Gudule et, sans paraître s’occuper de la jeune fille, il prit la route de la chaussée, comme pour rentrer en ville.
Mais, sans doute, à cause de l’obscurité, s’égara-t-il dans le faubourg ; car, dix minutes après, il se retrouvait dans cette petite ruelle, en face de cette petite fenêtre et un pied sur cette borne du haut de laquelle on pouvait faire tant de choses !
Ce que fit Yvonnet, ce fut de se cramponner à deux petites mains blanches qui sortirent bientôt par cette fenêtre et qui l’attirèrent si bien et si adroitement à l’intérieur, qu’il était facile de voir que ce n’était point la première fois qu’elles se livraient à cet exercice.
Les choses que nous venons de raconter se passaient le 2 août 1557.